Allocution de BERNARD GRINFELD

Cérémonie commémorative du souvenir des victimes et des héros de la Déportation

Samedi 23 avril 2022 - Gare de Bobigny

Nous sommes rassemblés cet après-midi pour commémorer la journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la Déportation.

L’oubli, la banalisation de l’horreur, de la violence, de la déshumanisation de la guerre, instrumentalisation de la peur, du rejet de l’autre sont des dangers réels qui menacent l’humanité.

Ils étaient des millions à disparaître dans l’enfer des camps de répression et d’extermination.

Très peu sont revenus.

En France à la libération, ils ne pesaient pas lourds les rescapés à l’hôtel Lutetia.

Ils étaient abordés une photo à la main "vous avez connu?...". Mais comment dire la vérité. Il fallait ménager les uns ou affronter la fuyante indifférence des autres. C’est forcément arbitraire, subjectif. Mais je voudrais aujourd’hui évoquer avec vous la mémoire d’un homme qui aurait 100 ans cette année: Charles Palant.

Il aimait citer Jean Jaurès qui disait: "la fidélité aux morts, ce n’est pas de porter leurs cendres, c’est brandir leur flambeaux".

En effet, si nous parlons aujourd’hui des camps, ce n’est pas pour nous enfermer dans je ne sais quel "ghetto de la mémoire" mais comme Jean Jaurès et comme Charles Palant, c’est pour mieux mener nos combats d’aujourd’hui pour l’égalité, la justice et l’émancipation et contre les discriminations.

"C’est aussi pour rendre la vie plus belle" comme disait Charles. Et justement, dans sa vie à lui un événement historique est associé à chaque étape.

Il apprend à marcher aux coté de son père dans les défilés au mur des fédérés.

A neuf ans, il apprend à Belleville, à l’école de la République, qu’en France: "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits". Or les fils d’immigrés étaient nombreux. Leurs pères étaient venus offrir leurs bras à la reconstruction de la France «victorieuse» mais restée exsangue en ruine et veuve d’un million et demi de jeunes hommes tombés dans les tranchées.

Il y avait quarante élèves par classe. Les noms des premiers étaient souvent difficiles à prononcer. Mais ajoutait il les fortes minorités d’immigrés n’ont jamais été un obstacle à l’avancement de tous.

Ses parents à lui venaient de Pologne, fuyant misères et pogroms

Son père, jeune militant anarchiste avait connu la prison tsariste. A Paris il avait pris part à l’activité syndicale encore marquée par la tradition libertaire.

En 1933, à 44 ans il est frappé par une maladie que l’on ne savait pas encore guérir et Hitler devient chancelier du Reich à la suite d’élections.

Le petit Charles obtient son certif, en 1934 l’année ou les militants de gauche se mobilisent pour empêcher le colonel De La Roque et les groupes factieux qui l’entraînent, et d’installer dans notre pays un régime semblable à ceux de l’Italie et de l’Allemagne.

En 1935 il doit quitter l’école. Il deviendra ouvrier maroquinier.La classe ou il apprendra sera désormais la classe ouvrière. C’est cette année là que fut signé le pacte d’action entre socialistes et communistes.

L’année suivante, après le ralliement des radicaux le pacte se transforme en Front populaire pour le pain, la Liberté et la Paix. Léon Blum gagne les élections législatives. De grandes grèves débouchent sur les accords de Matignon.

En même temps que les 40h et les congés payés, Charles devient à 15 ans délégué syndical.

En Espagne les généraux félons Franco, Mola, Queipo de Llano trahissent la République pour installer un régime tyrannique qui durera 40 ans.

Puis débute le cycle des lâches abandons face à Hitler qui entraînera la guerre.

En France, après la débâcle du gouvernement de Vichy, aussitôt installé congédie la République, abolit les libertés publiques, dicte le statut des Juifs contre lesquels il commettra l’irréparable et ouvre une cruelle chasse aux résistants.

Pour Charles, ce pouvoir de la collaboration avec les nazis est celui de la revanche sur la Révolution française et les droits de l’homme.

Il s’engage dans l’action clandestine.

Après le second statut des Juifs en 1941, il franchit la ligne de démarcation et s’établit avec sa mère et sa sœur à Lyon.

En 1943, il sera dénoncé. Toute la famille sera arrêtée par la Gestapo et incarcérée à la prison de Montluc puis transférée à Drancy.

C’est par convoi n°60 comprenant 1000 juifs qu’ils seront déportés à Auschwitz.

Le train quitta la gare de Bobigny le 7 octobre 1943 à 10h30.

491 personnes furent immédiatement gazées à l’arrivée parmi lesquelles la mère et la soeur de Charles. 340 hommes furent sélectionnés pour le travail forcé dans les usines d’IG Farben à Buna-Monowitz (Auschwitz III).

Il y restera 650 jours, près de deux ans. Dès lors, pour les nazis, il n’était plus Charles Palant mais le matricule 157 176.

Devant l’avancée des troupes de l’armée rouge il sera évacué dans les marches de la mort qui le conduisirent à Buchenwald.

Il rentrera en France le 29 avril 1945 pour les élections municipales ou pour la première fois en France la meilleure moitié du pays fut appelé à voter.

Il ne se considérait pas comme un héros. Sa survie, il la devait à la chance mais surtout à son goût de vivre. Aucun kapo ou SS n’avait réussi à lui faire plier la nuque. Sa seule arme c’était la dignité et le combat pour la vie avec parfois, y compris dans les heures les plus sombres l’aide de l’humour.

Depuis l’école et tout au long de sa vie il s’est appelé Charles: Seule Fajga, sa mère avait le droit de l’appeler autrement. Mais sur la liste du convoi des déportés ce n’est pas Charles mais Shaia qui est inscrit.

Après la guerre il racontait avec un brin d’humour qu’à cette époque il n’y avait pas de cellule psychologique en cas de catastrophes. Les partis pouvaient en faire fonction.

C’est à Buchenwald qu’il adhéra au parti communiste.

En 1949 il fonda avec d’autres le Mouvement contre le Racisme et l’Antisémitisme et pour la Paix (MRAP).

Le 26 mai il déclara sur le plateau des Glières: "J’ai consacré toute ma vie à la dénonciation et au combat contre le racisme, contre tous les racismes; le racisme obtus des imbéciles, celui coriace des méchants, le racisme intéressé de ceux qu’en font un fond de commerce politique ou électoral pour détourner aujourd’hui sur les immigrés comme naguère et toujours sur les Juifs, les angoisses et la colère de trop de nos contemporains que l’injustice sociale accable; le racisme des fanatisés qui s’en viennent jusque dans la cour de leur école assassiner des enfants".

Mesdames et messieurs,

L’expérience montre que les valeurs républicaines et démocratiques peuvent être affaiblies et remises en cause y compris par les urnes. Il est clair que nos associations n’ont pas vocation à faire des choix politiques partisans.

Cependant une de nos raisons d’être est de travailler au quotidien sur la mémoire du passé pour œuvrer à éclairer le présent afin de mieux servir la fraternité.

Aussi, dans les circonstances présentes nous sommes-nous associés à une tribune qui a publiée sur le site de Libération et que vous pouvez consulter sur notre site afma.fr.

Le vote de demain est le meilleur moyen d’éviter l’accès au pouvoir d’un régime intolérant et qui menace notre état de droit.

Comme le disait Aragon:

« Quand les blés sont sous la grêle

Fou qui songe à ses querelles

Fou qui fait le délicat»